_
Je fais partie de ceux qui pensent que la crise politique que nous traversons trouve ses origines, entre autres, dans une communication doublement rompue: celle entre le peuple et ses intellectuels et celle entre ces mêmes intellectuels et les responsables politiques.
Les raisons de cette rupture sont sans doute nombreuses et variées mais ne font pas l'objet de ce billet. Simplement, du bord de ma fenêtre, je tente régulièrement de renouer ce double contact, en quelque sorte, en faisant le parallèle entre certaines idées philosophiques ou sociologiques, principalement celles d'Edgar Morin, et l'actualité politique. Aujourd'hui ce n'est pas d'Edgar Morin qu'il s'agit, je suis sûr qu'il me pardonnera cette épisodique infidélité, mais de Daniel Innerarity, philosophe espagnol à la recherche de nouvelles pistes pour adapter au mieux la politique à la réalité des citoyens. Il expose une part de ses idées dans un entretien paru sur le site de Non-Fiction. Extraits:
Donner force à l'action politique, aujourd'hui, c'est d'abord voir que la politique n'est, comme le dit Luhmann, qu'une sphère parmi d'autres (la science, la religion, l'économie, etc.), une sphère qui ne peut plus diriger de manière hiérarchique les autres sphères et leur imposer sa logique, mais une sphère qui met en relation les autres sphères, qui les oblige à sortir de leur logique propre et de la cécité inhérente à celle-ci, à prendre en compte la logique des autres sphères. Donner force à la vie politique, c'est donc d'abord pour moi prendre conscience des limites de l'action politique...
Là est le rôle de la politique, un rôle non de direction mais de médiation. La politique est beaucoup plus forte lorsqu'elle se pense ainsi que lorsqu'elle s'imagine, fantasmatiquement, régir l'ensemble de l'ordre social. C'est pourquoi j’accorde un intérêt particulier à l'Union Européenne, en laquelle je vois une des figures que prend la politique contemporaine.
Disciple (autoproclamé mais sincère...) d'Edgar Morin et de sa Pensée Complexe, je ne peux qu'abonder dans le sens de Daniel Innerarity. La politique ne doit plus se considérer au-dessus des réalités mais, au contraire, au coeur de celles-ci. Il ne s'agit pas d'ordonner ni d'aligner tout le monde sur son idée ou son projet. Comme il le dit dans une autre réflexion sur la confusion des genres:
Il ne peut y avoir de citoyenneté démocratique là où l’on n’a pas appris à distinguer entre simple respect et approbation. Si nous ne savons pas que nous sommes obligés de tolérer des choses avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, si nous jugeons que nos préférences doivent recevoir l’approbation de tous, alors nous nous mettons dans l’incapacité de vivre en société.
Le rôle de la politique est donc bien de relier, d'ouvrir et d'associer. Elle doit être un agent reliant, un catalyseur d'énergies.
Bien entendu, dans le contexte actuel, c'est au niveau européen que cela se joue et qu'une telle conception de la politique peut se concrétiser le plus naturellement, c'est à dire être le plus facilement comprise par les citoyens, puisque l'aspect complexe y est plus évident. Il me semble que Daniel Innerarity présente ici une ébauche de modèle dont le MoDem, qui prétend ambitionner de faire de la politique autrement, serait sage de s'inspirer.
Oui, je pense que le futur est trop souvent confisqué, dans nos sociétés, de multiples manières (par la logique à court terme de l'économie, par le temps quasi-instantané des médias, par la politique réduite à la gestion du présent, obsédée par les sondages...). Il faut penser la politique comme un pouvoir de configuration des possibles. C'est-à-dire ni comme une simple gestion du présent, ni comme une fuite dans les planifications utopiques ou l'évocation creuse des valeurs. Toute ma pensée vise à trouver cette bonne distance avec le futur, loin aussi bien de l'empirisme qui s'incline devant les faits que du rationalisme qui dessine des institutions de manière autoritaire.
Là encore, comment ne pas être d'accord sur ce constat? Il est clair que le rapport de la sphère politique avec la dimension de temps est aujourd'hui plus que confuse, elle est inconsciente, ou plutôt négligée. Cette conscience ne pourra revenir qu'en recentrant la politique, en la mettant au service de la société plutôt qu'à sa direction. La société civile, notamment, est elle bien ancrée dans la réalité du temps. La volonté du MoDem de rapprocher l'entité politique de cette société civile ne peut qu'aider cette reprise de conscience.
Pour découvrir un peu plus Daniel Innerarity, voici un autre article rapportant sa pensée. Celui-ci date de quelques jours avant l'élection de Nicolas Sarkozy à la Présidence de la République et traite de la personnalisation de la politique. Extrait:
Quand les différences idéologiques s’atténuent, les préférences des électeurs finissent par ne plus se forger qu’en relation avec la manière de faire de la politique, et la forme de cette dernière l’emporte alors sur toute considération relative au contenu. Le processus de banalisation de la politique qui en découle atteint son plus haut degré dans la tendance à formuler ses choix à partir de critères esthétiques : la proximité (version française), l’allure [el talante] (version espagnole), y compris la manière de parler ou de s’habiller. C’est en d’autres termes la dimension de la représentation qui prend une importance centrale, à un moment où la politique consiste fondamentalement à mettre en scène et gouverner à paraître.
...
Une campagne électorale n’est pas « un débat libre de toute domination », comme le dit Habermas, mais un combat pour persuader les citoyens qu’un tel ou une telle va faire ceci ou cela. Nous n’élisons pas quelqu'un pour qu’il fasse n’importe quoi, mais nous ne choisissons pas non plus quelque chose qui puisse être fait par n’importe qui. Et quand les affaires sont compliquées, que ce soit en raison de la complexité des actions à faire ou des exigences du « rassemblement » des acteurs, les qualités personnelles occupent le devant de la scène. Le style est devenu central dans la culture politique parce que la réalité est devenue si complexe que les gens n’ont plus d’autre solution que de faire confiance. Comme le dit Luhmann, faire confiance est la première manière de réduire la complexité. Quand l’incertitude est grande, les hommes et les femmes politiques absorbent l’insécurité que les citoyens ne sont plus en mesure de supporter. Il existe des formes perverses d’obtenir la confiance, comme celle du leader arrogant qui laisse entendre continuellement qu’il connaît ce que les autres ne connaissent pas. Mais il y a aussi une version démocratique de la confiance qui réside en ceci que, lorsque les affaires sont compliquées, le gouvernant promeut la coordination de manière à que tous puissent affronter ensemble les problèmes. Cette même complexité qui oblige les citoyens à accorder leur confiance est celle qui est à l’origine des modes de gouvernement autoritaires, mais tout aussi bien du style souple et intégrateur. Ce sont les deux branches de l’alternative fondamentale devant laquelle les citoyens doivent aujourd’hui choisir.
N'est-ce pas là une autre, mais tout aussi éclairante, définition de ce qui sépare les projets de société de François Bayrou et Nicolas Sarkozy?
Il est à mon avis primordial, pour asseoir la crédibilité du MoDem et "épaissir" son discours, de démontrer que la démarche de François Bayrou depuis 2007, voire depuis 2002, est fondée non seulement sur une simple ambition présidentielle, non seulement sur un élan populaire mais aussi, et surtout, sur une réflexion dépassant largement sa personne et trouvant une origine ou un écho auprès d'intellectuels reconnus et politiquement influents.
Aurélien
Les raisons de cette rupture sont sans doute nombreuses et variées mais ne font pas l'objet de ce billet. Simplement, du bord de ma fenêtre, je tente régulièrement de renouer ce double contact, en quelque sorte, en faisant le parallèle entre certaines idées philosophiques ou sociologiques, principalement celles d'Edgar Morin, et l'actualité politique. Aujourd'hui ce n'est pas d'Edgar Morin qu'il s'agit, je suis sûr qu'il me pardonnera cette épisodique infidélité, mais de Daniel Innerarity, philosophe espagnol à la recherche de nouvelles pistes pour adapter au mieux la politique à la réalité des citoyens. Il expose une part de ses idées dans un entretien paru sur le site de Non-Fiction. Extraits:
Donner force à l'action politique, aujourd'hui, c'est d'abord voir que la politique n'est, comme le dit Luhmann, qu'une sphère parmi d'autres (la science, la religion, l'économie, etc.), une sphère qui ne peut plus diriger de manière hiérarchique les autres sphères et leur imposer sa logique, mais une sphère qui met en relation les autres sphères, qui les oblige à sortir de leur logique propre et de la cécité inhérente à celle-ci, à prendre en compte la logique des autres sphères. Donner force à la vie politique, c'est donc d'abord pour moi prendre conscience des limites de l'action politique...
Là est le rôle de la politique, un rôle non de direction mais de médiation. La politique est beaucoup plus forte lorsqu'elle se pense ainsi que lorsqu'elle s'imagine, fantasmatiquement, régir l'ensemble de l'ordre social. C'est pourquoi j’accorde un intérêt particulier à l'Union Européenne, en laquelle je vois une des figures que prend la politique contemporaine.
Disciple (autoproclamé mais sincère...) d'Edgar Morin et de sa Pensée Complexe, je ne peux qu'abonder dans le sens de Daniel Innerarity. La politique ne doit plus se considérer au-dessus des réalités mais, au contraire, au coeur de celles-ci. Il ne s'agit pas d'ordonner ni d'aligner tout le monde sur son idée ou son projet. Comme il le dit dans une autre réflexion sur la confusion des genres:
Il ne peut y avoir de citoyenneté démocratique là où l’on n’a pas appris à distinguer entre simple respect et approbation. Si nous ne savons pas que nous sommes obligés de tolérer des choses avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, si nous jugeons que nos préférences doivent recevoir l’approbation de tous, alors nous nous mettons dans l’incapacité de vivre en société.
Le rôle de la politique est donc bien de relier, d'ouvrir et d'associer. Elle doit être un agent reliant, un catalyseur d'énergies.
Bien entendu, dans le contexte actuel, c'est au niveau européen que cela se joue et qu'une telle conception de la politique peut se concrétiser le plus naturellement, c'est à dire être le plus facilement comprise par les citoyens, puisque l'aspect complexe y est plus évident. Il me semble que Daniel Innerarity présente ici une ébauche de modèle dont le MoDem, qui prétend ambitionner de faire de la politique autrement, serait sage de s'inspirer.
Oui, je pense que le futur est trop souvent confisqué, dans nos sociétés, de multiples manières (par la logique à court terme de l'économie, par le temps quasi-instantané des médias, par la politique réduite à la gestion du présent, obsédée par les sondages...). Il faut penser la politique comme un pouvoir de configuration des possibles. C'est-à-dire ni comme une simple gestion du présent, ni comme une fuite dans les planifications utopiques ou l'évocation creuse des valeurs. Toute ma pensée vise à trouver cette bonne distance avec le futur, loin aussi bien de l'empirisme qui s'incline devant les faits que du rationalisme qui dessine des institutions de manière autoritaire.
Là encore, comment ne pas être d'accord sur ce constat? Il est clair que le rapport de la sphère politique avec la dimension de temps est aujourd'hui plus que confuse, elle est inconsciente, ou plutôt négligée. Cette conscience ne pourra revenir qu'en recentrant la politique, en la mettant au service de la société plutôt qu'à sa direction. La société civile, notamment, est elle bien ancrée dans la réalité du temps. La volonté du MoDem de rapprocher l'entité politique de cette société civile ne peut qu'aider cette reprise de conscience.
Pour découvrir un peu plus Daniel Innerarity, voici un autre article rapportant sa pensée. Celui-ci date de quelques jours avant l'élection de Nicolas Sarkozy à la Présidence de la République et traite de la personnalisation de la politique. Extrait:
Quand les différences idéologiques s’atténuent, les préférences des électeurs finissent par ne plus se forger qu’en relation avec la manière de faire de la politique, et la forme de cette dernière l’emporte alors sur toute considération relative au contenu. Le processus de banalisation de la politique qui en découle atteint son plus haut degré dans la tendance à formuler ses choix à partir de critères esthétiques : la proximité (version française), l’allure [el talante] (version espagnole), y compris la manière de parler ou de s’habiller. C’est en d’autres termes la dimension de la représentation qui prend une importance centrale, à un moment où la politique consiste fondamentalement à mettre en scène et gouverner à paraître.
...
Une campagne électorale n’est pas « un débat libre de toute domination », comme le dit Habermas, mais un combat pour persuader les citoyens qu’un tel ou une telle va faire ceci ou cela. Nous n’élisons pas quelqu'un pour qu’il fasse n’importe quoi, mais nous ne choisissons pas non plus quelque chose qui puisse être fait par n’importe qui. Et quand les affaires sont compliquées, que ce soit en raison de la complexité des actions à faire ou des exigences du « rassemblement » des acteurs, les qualités personnelles occupent le devant de la scène. Le style est devenu central dans la culture politique parce que la réalité est devenue si complexe que les gens n’ont plus d’autre solution que de faire confiance. Comme le dit Luhmann, faire confiance est la première manière de réduire la complexité. Quand l’incertitude est grande, les hommes et les femmes politiques absorbent l’insécurité que les citoyens ne sont plus en mesure de supporter. Il existe des formes perverses d’obtenir la confiance, comme celle du leader arrogant qui laisse entendre continuellement qu’il connaît ce que les autres ne connaissent pas. Mais il y a aussi une version démocratique de la confiance qui réside en ceci que, lorsque les affaires sont compliquées, le gouvernant promeut la coordination de manière à que tous puissent affronter ensemble les problèmes. Cette même complexité qui oblige les citoyens à accorder leur confiance est celle qui est à l’origine des modes de gouvernement autoritaires, mais tout aussi bien du style souple et intégrateur. Ce sont les deux branches de l’alternative fondamentale devant laquelle les citoyens doivent aujourd’hui choisir.
N'est-ce pas là une autre, mais tout aussi éclairante, définition de ce qui sépare les projets de société de François Bayrou et Nicolas Sarkozy?
Il est à mon avis primordial, pour asseoir la crédibilité du MoDem et "épaissir" son discours, de démontrer que la démarche de François Bayrou depuis 2007, voire depuis 2002, est fondée non seulement sur une simple ambition présidentielle, non seulement sur un élan populaire mais aussi, et surtout, sur une réflexion dépassant largement sa personne et trouvant une origine ou un écho auprès d'intellectuels reconnus et politiquement influents.
Aurélien
5 commentaires:
Superbe billet
Il n'y a pas de société civile en soi ; il y a des citoyens concernés par la gestion des affaires communes de la cité, par la chose publique. Et l'activité ainsi évoquée constitue le noble champ de la politique. La société civile dans ce contexte devient une catégorie artificiellement créée par ceux qui s'arrogent le champ du politique pour en éloigner les citoyens. Ceux-ci sont alors relégués dans la sphère de la société civile présentée et perçue comme une composante parmi d'autres (la science, la religion, l'économie, etc.).
Tel n'est pas le cas. Il n'y a pas équivalence de statut entre les citoyens et les sphères ici mentionnées. Les religieux, les scientifiques, les économistes ne sauraient s'exprimer dans le champ politique avec la même pouvoir que les citoyens. Leur noble activité respective est subordonnée à l'intérêt de la cité ultimement défini collectivement par les citoyens, les mieux placés pour avoir une vision d'ensemble de l'avenir, leur avenir. Ils répondent de leurs activités devant les citoyens. Ils ne discutent pas d'égal à égal avec eux !
C'est précisément ce que le politique doit organiser : le rapport entre les citoyens et les différentes institutions constituées sachant qu'au bout du bout le dernier mot devrait revenir aux citoyens car lui seul peut décider, une fois éclairé par les différents experts des différents points de vue dans le cadre du débat contradictoire démocratique, de ce qui est bon pour la société. Il a davantage de légitimité du point de vue de l'intérêt général à participer à la prise de décision que les représentants des institutions en tant que tels.
Vue sous cet angle, l'Union européenne demeure un cadre inopérant aussi longtemps qu'elle n'est pas organisée dans l'optique d'une démocratie effective. L'exemple du processus d'adoption du traité de Lisbonne est à ce propos on ne peut plus significatif. Les citoyens ont été arbitrairement dépossédés de leur pouvoir de décision. Il ne s'est point agi ici "d'adapter au mieux la politique à la réalité des citoyens" que "d'imposer aux citoyens de s'adapter au mieux, de gré ou (plutôt) de force à la réalité de la politique" !
Je déplore un biais sophiste dans votre présentation; néanmoins je resterai fidèle à votre bloque car nous patageons un même intérêt pour la pensée d'Edgard Morin, même si nous ne l'interprétons pas nécessairement de la même façon.
@Pascal:
Sur le fond nous sommes d'accord, et sur la pensée d'Edgar Morin aussi, je pense que c'est simplement sur la définition de société civile que nous divergeons.
"Ceux-ci sont alors relégués dans la sphère de la société civile présentée et perçue comme une composante parmi d'autres (la science, la religion, l'économie, etc.)."
Si je vous accorde qu'elle effectivement ainsi présentée et perçue, ce n'est pas pour autant ma conception de la société civile. Je la vois plus comme l'ensemble, ou plutôt la résultante des composantes que vous décrivez. Je la conçois aussi comme un caractère commun entre de nombreux citoyens, sinon la majorité. C'est un élément reliant et dans un contexte où le rassemblement se fait urgent, se passer d'un tel élément de reliance me semble suicidaire.
Certes ces composantes répondent devant les citoyens de leurs actions, mais évidemment elles fonctionnent tout autant par les citoyens qui s'y engagent, aussi je ne ferai pas de distinction aussi nette et "catégorisante" que vous entre ces composantes et les citoyens. Pour faire du Morin on pourrait parler d'une boucle dialogique citoyen/société civile/société imbriquée dans la boucle plus ample individu/société/espèce.
Merci pour votre présence sur ce blog et vos commentaires éclairés.
Au plaisir de vous lire.
Aurélien
J’aime beaucoup ton article, je le trouve très bien écrit et structuré cela change car on a pas souvent l’occasion de voir ce genre d’article.
En voilà une bonne idée de futur article en effet On lit un peu tout et parfois son contraire sur le sujet !
Enregistrer un commentaire