jeudi 1 avril 2010

Les Jeudis d'Edgar - 24 - Travailler les idées qui me travaillent

Chaque jeudi (ou presque...) je viens vous présenter un échantillon de l'œuvre et de la pensée d'Edgar Morin. Je souhaite ainsi, en rapprochant à ma modeste mesure ses idées de la politique en général et du MoDem en particulier, nourrir les débats qui prendront place pour définir, et éventuellement mettre en application, ce nouveau modèle de société que des millions de français ont appelé de leurs vœux en mai 2007.

Pas un retour ; une simple respiration. Si ce qui suit raisonne en vous autant qu'en moi, vous aurez un peu mieux compris l'apnée de ce blog...



Votre formule " je travaille les idées qui me travaillent " justifie qu'on commence cet entretien par les ressorts intimes de votre pensée ou la «dialogique», pour utiliser un de vos outils conceptuels, qui existe entre les événements marquants de votre vie et votre pensée.

Je suis de ceux qui ne peuvent pas dissocier leur vie de leurs idées, je dirais même de leur oeuvre. L'expérience de ma vie s'est répercutée sur mes idées. J'essaie de vivre en conformité avec ces idées, plus ou moins bien, plus ou moins mal car j'ai des carences et des défauts. Si vous voulez que j'aille plus avant, je dirais que je tente souvent de m'analyser, de me connaître, je crois que j'agis en fonction de ma vocation intérieure mais aussi d'un principe capital : on ne peut pas faire comme si on était le centre du monde, le souverain de l'univers, le propriétaire de la vérité.

Il faut toujours penser qu'il y a une relation entre le "nous" connaissant et notre connaissance, entre le "nous" observant et notre observation, entre le "nous" conceptuel et notre conception. Cela est aujourd'hui démontré au plan anthropologique. Que fait notre cerveau avec ses terminaux sensoriels ? Il traduit, il reconstruit sa perception du monde extérieur. Une idée est aussi une façon de traduire le monde. On se rend compte à chaque époque de l'histoire que les gens ont cru être propriétaires de la vérité absolue, objective et qu'ils se sont trompés. J'aime beaucoup citer cette phrase de Marx : "Les hommes ne savent pas ce qu'ils font et ne savent pas ce qu'ils sont".

La nécessité de me connaître et de me connaître connaissant est quelque chose d'impérieux, qui revient souvent dans mes livres. Quand j'ai voulu savoir ce qui m'anime (j'ai détecté cela avec le temps) je me suis aperçu que j'étais animé par une double dialogique ; vous savez ce que j'appelle la dialogique, ce sont deux idées apparemment antagonistes, mais en même temps complémentaires. Ma double dialogique s'articule autour de deux entités : « foi-doute » et « rationalité-mysticisme ». Si j'essaie d'en connaître la source, je trouve un accident personnel, la mort de ma mère quand j'avais dix ans. Elle m'a d'autant plus ébranlé que j'étais un enfant unique, avec tout ce que cela implique. Elle m'a donné une sorte de scepticisme irrémédiable sur toutes choses. En même temps, la perte de quelqu'un qui représentait pour moi l'amour et la communion m'a amené à rechercher une communion, une foi que je n'ai jamais trouvées dans les religions officielles.

Mais si je prends le mot religion au sens plus large de fraternité dans le monde, c'est ce que j'ai trouvé dans l'idée socialiste et communiste formée au dix-neuvième siècle ; c'était une religion de la fraternité et de l'espérance.J'ai une tendance critique, bien que j'ai pu en pleine guerre entrer dans le communisme stalinien. Mais vous savez que c'était une époque de luttes dantesques et je me disais : une fois dépassé le communisme de gel, le socialisme s'épanouira. Très peu de temps après, l'esprit critique m'a montré que mes espérances ne se réaliseraient pas. D'autre part, je crois beaucoup à la rationalité ; je dis rationalité et non pas Raison avec une majuscule. La Raison, pour moi, c'est croire qu'on peut tout comprendre uniquement à partir d'une théorie purement logique, tout pouvoir expliquer. Je crois par contre que la rationalité est ouverte : elle veut dire qu'il faut savoir manier l'induction, la déduction, la logique mais surtout l'argumentation.


Qu'est ce qu'être rationnel ?

C'est voir si les faits sont en accord avec votre théorie. S'ils ne le sont pas, ce ne sont pas les faits qui ont tort mais votre théorie qu'il faut corriger. Pour moi, c'est ça la rationalité et en même temps, elle demeure ouverte car il y a des phénomènes inexpliqués. Je pense qu'il y a dans l'univers un résidu inexplicable, une part de mystère…Mes pulsions ont fait que j'ai reconnu de plus en plus dans Pascal un auteur-clé qui, dans le fond, exprimait mon être, ma pensée. Ça pouvait sembler paradoxal parce que Pascal, quand on l'apprend dans les livres, c'est qui ? C'est l'homme (un grand croyant) qui a voulu prouver que la religion chrétienne était la vraie religion ; mais ce n'est, à mon avis, qu'un aspect de Pascal.

Quand on lit tout ce qu'il a écrit dans Les Pensées, on voit qu'il était animé aussi par le scepticisme ; c'est lui qui a écrit "Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà". Il s'est rendu compte que les vérités étaient relatives. Il a lu Montaigne qui était un grand sceptique et dans son Discours sur la condition des grands, c'est-à-dire les rois, les grands seigneurs, les aristocrates, il déclare que s'ils sont grands, c'est par le hasard de la naissance. Certes, ensuite, il ajoute : "Oui, évidemment ils ne sont pas meilleurs que les autres, mais s'il faut un minimum d'ordre social, laissons-les gouverner".

Cet esprit très rationnel connaît les limites de la raison et c'est avec la raison qu'il connaît les limites de la raison. Il croit, mais il sait très bien qu'on ne peut pas prouver rationnellement l'existence de Dieu. Alors il dit : "Il faut parier". C'est une idée tout à fait moderne. Enfin, Pascal est un mystique, qui a eu sa nuit extraordinaire de révélation, d'extase. Je reprends le pari de Pascal sur mes idées fraternitaires : on peut peut-être civiliser la terre et être moins inhumains les uns à l'égard des autres. Je continue à croire qu'il faut l'esprit critique et le scepticisme plus que jamais, parce que nous vivons à une époque où tout ce qui aide à connaître objectivement la réalité peut être truqué. On avait déjà vu des photos truquées par les spirites pour faire apparaître des ectoplasmes, on avait vu les photos où Staline ou Mao effaçaient les personnages condamnés, mais aujourd'hui, avec les images virtuelles, vous pouvez fabriquer n'importe quelle contrefaçon de la réalité historique. Nous avons donc besoin plus que jamais de notre rationalité critique.

Il y a la question mystique : quand vous éprouvez une sensation d'émerveillement devant une oeuvre musicale, une fête, une communion d'amis, dans l'amour, bien entendu, ce sont pour moi des choses mystiques, vous vivez une poésie de l'existence qui transcende les conditions prosaïques. C'est un peu parce que je crois que je suis animé par ces dialogiques que je suis ce que je suis, que j'en suis arrivé à formuler l'idée que la pensée doit être complexe.


Pourquoi ?

Parce que, justement avec cette forme d'esprit, je suis très sensible aux arguments contraires. Quand Pascal a écrit que le contraire de la vérité, ce n'est pas une erreur, c'est une vérité contraire, j'ai compris ça parce que j'avais en moi toutes ces contradictions qui me travaillent. Je suis sensible aussi aux réalités multidimensionnelles.

Je ne sais pas si ça tient à cette forme d'esprit ou au fait que je ne me suis pas laissé domestiquer par l'école ni par l'université. Quand je suis entré à l'université, j'étais un adolescent, je voulais connaître l'homme et la société ; je me suis rendu compte qu'il fallait que je fasse des études d'histoire et même des études de droit, parce qu'à l'époque, l'économie, qui me paraissait une science très importante, était enseignée en faculté de droit ; il fallait que je m'inscrive en sciences politiques et en philosophie et, à l'intérieur de la philosophie, en sociologie. J'ai commencé à être étudiant non pas pour me spécialiser dans une carrière mais pour connaître un peu les réalités humaines. Du reste, j'étais sous l'influence de Marx, en qui je voyais un penseur de la totalité humaine. Quand j'ai commencé à faire des recherches sur des phénomènes sociaux, je me suis dit que je ne pouvais pas découper l'économique, le psychologique, le religieux, l'historique, que tout ceci est interrelationnel et multidimensionnel.

C'est cela que j'ai commencé à comprendre, sans employer encore le mot de complexité, qui m'est venu sur le tard. J'ai vu que ce qui m'intéressait, c'était de dévoiler les liens entre les choses et, dans le fond, je crois que cette forme d'esprit que j'ai entretenue, les curiosités que je n'ai pas abandonnées font que je suis chercheur non seulement professionnellement, mais existentiellement.


Pour lire ou relire tous les épisodes des Jeudis d'Edgar, c'est par ici.


Aurélien
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