Voici un entretien accordé par Edgar Morin au journal Le Monde concernant son implication concrète dans la promotion de la complexité dans le monde universitaire et même au-delà.
Notre mission est d'ouvrir les fenêtres du savoir universitaire
Edgar Morin est sociologue et directeur de recherches émérite du CNRS. Depuis la création du Prix Le Monde de la recherche universitaire, en 1997, il en préside le jury.
Pour quelles raisons parrainez-vous ce prix ?
Les connaissances acquises dans les thèses sont archivées, compartimentées, quasi endormies parce qu'écartées de la circulation des savoirs. Il faut donc les faire connaître au plus grand nombre. Il y a une seconde raison, capitale, qui tient au problème même de la connaissance. La tendance encore dominante à l'université est d'enfermer le thésard non seulement dans un cadre disciplinaire strict, mais aussi dans un domaine très étroit à explorer de façon exhaustive.
A la limite, comme disait Raymond Aron, l'idéal d'une thèse est de savoir tout sur rien. Cela est une des insuffisances de notre système éducatif. Le développement des connaissances à partir des disciplines est nécessaire, à condition que ces connaissances ne soient pas claquemurées... Notre enseignement nous éduque fort bien à séparer, mais non à relier. Il faudrait, non juxtaposer les savoirs, mais les articuler les uns aux autres. C'est le problème central auquel je me suis attaché en élaborant une méthode apte à répondre aux défis de la complexité (complexus: ce qui est tissé ensemble). Ma devise "sparsa colligo" (je réunis le dispersé) a inspiré mes travaux.
En quel sens le Prix "Le Monde" de la recherche s'inscrit-il dans cette réforme de la pensée que vous prônez ?
Les problèmes fondamentaux et/ou globaux que nous devons affronter en tant qu'individus et citoyens nécessitent l'association de savoirs divers en une connaissance complexe. Rousseau disait de son élève : "je veux lui apprendre à vivre". La mission de l'université serait d'aider les étudiants à affronter les problèmes de leur vie individuelle, sociale et civique. Bertrand Russell disait : "Qu'est-ce qui fait qu'un enfant de 5 ans éveillé et curieux devient un adolescent stupide et ennuyeux."
Et il répondait : "Quinze années d'éducation britannique." Notre éducation ne produit pas des adolescents stupides et ennuyeux mais des adolescents insatisfaits, inquiets, tourmentés, désarmés. Mon intérêt pour le Prix de la recherche s'inscrit dans ces préoccupations.
Quel rôle assignez-vous aux thèses primées et publiées ? Est-ce celui d'éclairer notre modernité par la recherche contemporaine ?
Nous nous sommes donnés pour mission de favoriser les thèses dont le thème est important soit pour la connaissance en elle-même, soit pour l'époque actuelle, et qui méritent par là de s'inscrire dans notre patrimoine culturel, au lieu d'être livrées à "la critique rongeuse des souris", selon l'expression de Marx.Comment les choisissez-vous ? Et quels conseils donneriez-vous aux candidats du prix ?
Nos sensibilités et nos intérêts se confrontent, mais nous avons chacun le sens de notre "mission" qui est d'ouvrir les fenêtres du savoir universitaire ; notre vrai problème est de départager des thèses intéressantes quand elles sont nombreuses, d'où parfois une certaine subjectivité dans nos choix. Mon conseil aux étudiants : "Ne faites que des thèses qui vous passionnent."
Quelle est la spécificité des thèses primées cette année ?
La majorité d'entre elles traitent des misères humaines, pas seulement matérielles, mais aussi psychiques et morales, qui s'accroissent dans notre civilisation. Elles complexifient un problème abusivement simplifié, comme celles sur le squat ou le handicap mental, qui montrent que des situations apparemment marginales posent des problèmes centraux.
La thèse sur les caissières éclaire la vie quotidienne au sein des grandes surfaces. La thèse sur l'inceste remet en question un "dogme" freudien. Toutes ces thèses sont d'inspiration humaniste, et nous aident à penser notre condition et notre civilisation.
Quelle est, selon vous, la véritable nature de la crise de l'université et de la recherche ?
Il y a plusieurs crises dans la crise de l'université et de la recherche. Je me suis concentré sur la crise de la connaissance. Nos systèmes d'éducation produisent des connaissances parcellaires qui, n'étant pas reliées les unes aux autres, nous rendent aveugles aux problèmes fondamentaux, y compris ceux de la crise de la connaissance.Aussi la réforme de l'enseignement devrait comporter la réforme de la connaissance. Celle-ci a du reste commencé dans les sciences. Elle a suscité une conception complexe de la réalité microphysique et cosmologique. Elle a suscité l'association de disciplines, jusqu'alors séparées, dans les sciences de la Terre, l'écologie, la préhistoire. Ces nouvelles sciences nous mettent en face de notre situation dans le cosmos, dans la nature, dans la vie.
La réforme de l'université appelle un recentrage sur le nouvel esprit scientifique. Elle appelle, en une année propédeutique pour tous étudiants, l'introduction de thèmes vitaux : qu'est-ce que la connaissance, que sont ses risques d'erreur et d'illusion ? Qu'est-ce que l'humain ? Qu'est-ce que l'ère planétaire que nous vivons ? Qu'est-ce que la compréhension humaine et comment la développer ? Comment affronter les incertitudes ?
Quels risques menacent la recherche interdisciplinaire aujourd'hui ?
Depuis vingt ans, la direction du CNRS, de François Kourilsky à Catherine Bréchignac, incite à la polydisciplinarité et à l'affrontement des complexités. Mais la contre-réforme commande, même chez les jeunes chercheurs obsédés par la réussite dans l'enclos dont ils seraient les maîtres. Finalement ce qui est en danger, c'est la pensée. C'est par la tête que pourrit le poisson. On risque de crever par la tête.
Réunir le dispersé...
Aujourd'hui la dispersion atteint tous les niveaux. L'intelligence et la connaissance, comme le souligne Edgar Morin, mais aussi la société dans son ensemble, l'éthique, l'économie, la technologie... et bien sûr la politique.
Se disperser, c'est se séparer les uns des autres, partir vers des endroits différents, ne plus constituer un ensemble. C'est la divergence des intérêts particuliers au détriment de l'intérêt commun, de l'essentiel, c'est l'opposition, la division systématique entre des catégories d'individus qui pourtant n'ont pas d'autre choix que de vivre ensemble et d'interagir.
Se disperser, c'est se dissoudre, se désagréger, disparaître comme la France s'efface, au moins partiellement, de la scène internationale en réintégrant totalement l'OTAN, comme les libertés civiles que l'on gruge lentement mais sûrement, comme la démocratie que l'on pilonne allègrement à coups de conflits d'intérêts flagrants et de manquements à l'éthique la plus élémentaire, comme l'humain qui cède la priorité au profit.
Se disperser c'est, à l'image du Président de la République, ne pas pouvoir se concentrer sur un seul objet, s'abandonner à trop d'activités et ne s'appliquer efficacement à aucune, étaler ses propres certitudes sans compiler, et encore moins computer, les doutes. C'est être partout et nulle part.
La Pensée Complexe, c'est le mouvement tout à fait inverse. Il s'agit de rassembler, relier, faire communiquer, dialoguer, interagir... Aujourd'hui ce n'est plus une option, c'est une urgence. Plus que jamais: sparsa colligo.
Pour lire ou relire tous les épisodes des Jeudis d'Edgar, c'est par ici.
Aurélien
6 commentaires:
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