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Le décalage horaire entre Montréal et Paris me permet de rédiger et publier ce nouveau billet des Jeudis d'Edgar un mercredi soir sans perturber mes lecteurs largement regroupés en France et qui donc pourront le lire ce jeudi. Un jeudi particulier puisqu'un large mouvement social opposera dans de nombreuses villes de métropole et d'outremer le gouvernement aux syndicats et associations de citoyens. Et c'est en tant que citoyen blogueur que, du bord de ma fenêtre, répondant présent à l'appel à la grève des blogs lancé par le GroDem, je ne publierai rien ce jeudi sinon l'image proposée. Je tiens à remercier le Mouvement Démocrate Grolandais pour cette initiative qui me permet, malgré la distance, de me sentir solidaire et impliqué dans cette protestation générale contre des dérives de plus en plus inquiétantes au sommet de l'État.
Ce quatorzième billet des Jeudis d'Edgar est lié au contexte social du jour et rapporte des propos tenus par le père de la Pensée Complexe en 1995, peu après le mouvement social massif contre la politique du gouvernement Juppé. L'article intitulé Une ex-stase de l'histoire est en ligne ici ; en voici quelques extraits qui n'ont pas pris une ride:
Au-delà des similitudes et des différences avec Mai 68, ce mouvement laissera-t-il, comme ce fut le cas, une trace profonde dans l’histoire des forces vives de ce pays?
Le mouvement étudiant de Mai 68 révélait un malaise de civilisation et, en même temps, il a cru trouver dans l’idée de révolution une solution qui répondait à ses aspirations. Si le sens de Mai 68 était la révolution, ce fut un échec. Si l’on considère l’expérience de révolte et de fraternité vécue, ce fut une réussite. Si l’on considère de plus que Mai 68 a opéré une brèche dans la société par laquelle se sont révélés les aspirations féminines, les problèmes écologiques, la recherche de nouvelles relations entre les sexes, il n’y eut pas échec. Enfin, Mai 68 révéla que la société démocratique-industrielle, dont les progrès selon ses apologues devaient résoudre les grands problèmes, était minée dans ses sous-sols.
La conjoncture aujourd’hui est différente ; partout dans le monde il y a crise du futur, c’est-à-dire du progrès qui était jusqu’il y a vingt-cinq ans une promesse certaine à l’Ouest comme à l’Est. A cette crise du futur s’est liée une crise de langueur économique à partir de 1973, et c’est dans cette double crise que s’accélère dans les dernières années une transition dramatique au marché mondial.
Est-ce que l’évident déficit de perspective politique qui caractérise la situation actuelle est seulement à mettre au bilan des aspects négatifs du mouvement ?
C’est dans ces conditions que, dans le cadre d’une politique d’austérité accrue et de préparation à la mise en compétitivité des services publics, le plan Juppé a déclenché une réaction en chaîne. Pour comprendre les événements, il y a deux types d’interprétation qui nous masquent ce que l’événement présente de plus remarquable. La première est la vulgate des milieux officiels : tout cela est arrivé parce que Juppé aurait été maladroit, parce que les politico-technocrates qui ont oublié de dire merci à ceux qui font des sacrifices n’expliquent pas assez. Tout cela est vrai mais reste à la surface. En profondeur, ce n’est pas le langage mais la pensée qui a manqué. En effet, il n’y a plus de pensée proprement politique, car, depuis le ministère de Barre sous Giscard jusqu’à aujourd’hui, règne une pensée qui réduit le politique à l’économique et qui est incapable de sortir de la rationalité économique abstraite.
La seconde est la vulgate de gauche qui croit qu’on a retrouvé le futur parce qu’il y résurrection des luttes ardentes, du prolétariat en mouvement. Or ce mouvement n’a pas d’horizon politique : le mot socialisme est aujourd’hui vide. Il manque une politique qui ouvrirait une voie d’espérance pour répondre aux terrifiants défis que rencontrent nos sociétés en cette fin de siècle.
Est-ce que le mouvement en cours ne demande pas d’abord, tout simplement, davantage de solidarité à la société ?
Je crois que, plutôt que d’enfermer les événements dans les schémas idéologiques et chercher repères dans les configurations passées, il faut regarder le magma ardent qui sort du cratère.
En fait, il y a eu un départ d’origine corporatiste, fixé sur des avantages acquis et animé par la crainte d’un accroissement massif des licenciements dans le secteur public. Ce que n’ont pas compris les « élites » techno-politiques qui nous gouvernent, c’est que tous leurs mots-solutions, par lesquels ils croient apporter l’espoir, signifient des maux-déceptions qui apportent du désespoir aux salariés ; ainsi le mot compétitivité signifie licenciement, le mot privatisation signifie licenciements massifs.
Aussitôt lancée, la grève des services publics a révélé, par la sympathie qu’elle suscitait, un mécontentement plus global, et celui-ci a progressivement débouché sur tous les problèmes fondamentaux de notre société.
Il s’est passé un phénomène extraordinaire : la paralysie des services publics a comme revitalisé le tissu social français ankylosé. La disparition provisoire du métro-boulot-dodo n’a pas seulement suspendu le métro, elle a chahuté le boulot et raccourci le dodo, non seulement en fatiguant les gens, mais en brisant la routine, les lançant dans l’imprévu, l’extraordinaire et, en même temps, régénérant débrouillardise, ingéniosité et solidarité. Cette solidarité a ressuscité brusquement dans une vie de refermeture sur soi et de rouspétages. Voir à la télé ces cheminots d’une ville de province retrouver leur propre fraternité, leur attachement à leur syndicat, découvrir la solidarité de leur entourage, a quelque chose d’émouvant pour celui qui, comme moi, a la tripe à gauche. Je me souviens d’une grande grève en Wallonie, où cette région qui fut prospère ne voulait pas dépérir et où les grévistes unanimes étaient devenus pendant quelques jours les souverains du monde dans lequel ils étaient soumis. Même vaincus à la fin, ils avaient gardé au coeur le souvenir heureux de leur solidarité et de leur insoumission à la fatalité. Moi, je crois que ces deux premières semaines de grève en décembre constituent une ex-stase de l’histoire : ex-stase, dans le sens de sortir des gonds, et en même temps ferveur retrouvée.
L'histoire se répète-t-elle ou est-elle simplement figée? En tout cas le portrait reste saisissant de vérité 14 ans plus tard. Je note au passage qu'en 1995 déjà le vide socialiste était perceptible, tout comme la déconnexion entre un état technocratique, déshumanisé, et les citoyens. Aurait-il été trop tôt pour qu'un Mouvement Démocrate s'impose sur la scène politique d'alors? Je laisse les plus anciens et plus spécialistes du "Centre" que moi libres de répondre à cette question.Le seul écart, hormis les protagonistes, que je constate dans un parallèle entre la situation actuelle par rapport au contexte de 1995 que dépeint Edgar Morin, c'est l'énorme point d'interrogation sur la capacité de la société française à se rassembler sur le mouvement social de ce 29 janvier, à ressusciter une solidarité citoyenne. Serons-nous capable de relativiser les intérêts individuels, partisans ou corporatistes pour nous concentrer sur les intérêts communs fondamentaux?
Réponse dans quelques heures ou quelques jours...
Pour lire ou relire tous les épisodes des Jeudis d'Edgar, c'est par ici.
Aurélien
1 commentaires:
Superbe article et au passage super blog aussi! Merci pour tous tes partages.
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