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Chaque jeudi (ou presque...) je viens vous présenter un échantillon de l'œuvre et de la pensée d'Edgar Morin. Je souhaite ainsi, en rapprochant à ma modeste mesure ses idées de la politique en général et du MoDem en particulier, nourrir les débats qui prendront place pour définir, et éventuellement mettre en application, ce nouveau modèle de société que des millions de français ont appelé de leurs vœux en mai 2007.
La noosphère est un concept, développé par Pierre Teilhard de Chardin, qui, comme la lithosphère englobe la masse inerte ou la biosphère la masse vivante, englobe la "masse" intellectuelle de notre monde. Certains préfèrent la réduire à la "conscience collective", d'autres utilisent le terme "extelligence". Pour Edgar Morin, il s'agit de la sphère de l'imaginaire, des mythes, des dieux, des idées.
Extraits du premier chapitre des 7 savoirs nécessaires à l'éducation du futur:
Marx disait justement : "les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les humains et entre eux.".
Disons plus : les croyances et les idées ne sont pas seulement des produits de l’esprit, ce sont aussi des êtres d’esprit ayant vie et puissance. Par là, elles peuvent nous posséder.
Nous devons être bien conscients que, dès l’aube de l’humanité, s’est levée la noosphère, sphère des choses de l’esprit, avec le déploiement des mythes, des dieux, et le formidable soulèvement de ces êtres spirituels a poussé, entraîné l’homo sapiens à des délires, massacres, cruautés, adorations, extases, sublimités inconnus dans le monde animal. Depuis cette aube, nous vivons au milieu de la forêt de mythes qui enrichissent les cultures.
Issue tout entière de nos âmes et de nos esprits, la noosphère est en nous et nous sommes dans la noosphère. Les mythes ont pris forme, consistance, réalité à partir de fantasmes formés par nos rêves et nos imaginations. Les idées ont pris forme, consistance, réalité à partir des symboles et des pensées de nos intelligences. Mythes et Idées sont revenus sur nous, nous ont envahis, nous ont donné émotion, amour, haine, extase, fureur. Les humains possédés sont capables de mourir ou de tuer pour un dieu, pour une idée. Encore à l’aube du troisième millénaire, comme les daimons des Grecs et parfois comme les démons de I’Evangile, nos démons « idééls » nous entraînent, submergent notre conscience, nous rendent inconscients tout en nous donnant l’illusion d’être hyperconscients.
Pour tout être humain, ce qui se perd dans cette illusion d'hyperconscience c'est l'incertitude qui doit permettre une vigilance non seulement critique mais autocritique.
Pour ceux qui s'engagent en politique, l'illusion est d'autant plus forte et difficile à lever que l'objectif est de convaincre les autres du bien-fondé de ses idées et de ses actions. Pour être convaincant il faut être convaincu, dit-on, et tout changement d'opinion (sincère ou intéressé) hantera son auteur pour des années et le verra porter l'étiquette de girouette ou d'amateur du retournement de veste. Ceci ajoute une chappe de plomb sur cette illusion d'hyperconscience de celui qui émet ses idées tout en renforçant l'illusion d'hyperconscience de celui qui les reçoit.
Pour notre mouvement qui ambitionne de faire de la politique autrement, et de rendre aux citoyens leur liberté d'information, d'analyse et de compréhension, il serait sans doute intéressant de réfléchir à de nouvelles articulations et de présentation de nos idées afin qu'y transparaissent cette vigilance autocritique et cette incertitude que je qualifierais d'éthique.
Les sociétés domestiquent les individus par les mythes et les idées qui, à leur tour, domestiquent les sociétés et les individus, mais les individus pourraient réciproquement domestiquer leurs idées en même temps qu’ils pourraient contrôler leur société qui les contrôle. Dans le jeu si complexe (complémentaire-antagoniste-incertain) d’asservissement-exploitation-parasitismes mutuels entre les trois instances (individu +-, société q+ noosphère), il y a peut être place pour une recherche symbiotique. Il ne s’agit nullement de nous donner comme idéal de réduire les idées à de purs instruments et à en faire des choses. Les idées existent par et pour l’homme, mais l’homme existe aussi par et pour les idées. Nous ne pouvons bien nous en servir que si nous savons aussi les servir. Ne faut-il pas prendre conscience de nos possessions pour pouvoir dialoguer avec nos idées, les contrôler autant qu’elles nous contrôlent et leur appliquer des tests de vérité et d’erreur?
Dans le contexte politique comme ailleurs, ces tests peuvent d'abord correspondre à une interaction et interstimulation des idées entre elles, pour les améliorer, en faire disparaître certaines et émerger des nouvelles. D'où l'intérêt d'un Mouvement Démocrate ouvert et diversifié à l'écoute de toutes ses composantes. Ces tests peuvent aussi correspondre à une confrontation au réel. En ce sens, par exemple, l'idée d'une étude d'impact d'une loi avant son implication me paraît riche de bon sens et d'éthique (à condition d'être menée aussi objectivement que possible).
Une idée ou une théorie ne devrait ni être purement et simplement instrumentalisée, ni imposer ses verdicts de façon autoritaire ; elle devrait être relativisée et domestiquée. Une théorie doit aider et orienter les stratégies cognitives qui sont menées par des sujets humains.
Il nous est très difficile de distinguer le moment de séparation et d’opposition entre ce qui est issu de la même source : l’Idéalité, mode d’existence nécessaire de l’Idée pour traduire le réel, et l’Idéalisme, prise de possession du réel par l’idée ; la rationalité, dispositif de dialogue entre l’idée avec le réel, et la rationalisation, qui empêche ce même dialogue. De même, il y a une très grande difficulté à reconnaître le mythe caché sous le label de science ou de raison.
Je ne vois là que la confirmation que les idées sont similaires aux êtres humains chez qui il est difficile de distinguer ce qui vient de l'inné ou de l'acquis, du conscient ou de l'inconscient, du Ça, du Soi, du Moi ou du Surmoi, etc... C'est pourquoi les idées doivent être respectées. En écrivant ces mots il me vient, dans un sourire, l'idée d'une Déclaration Universelle des Droits des Idées... Serait-ce, après tout, si absurde?
Une fois encore, nous voyons que le principal obstacle intellectuel à la connaissance se trouve dans notre moyen intellectuel de connaissance. Lénine a dit que les faits étaient têtus. Il n’avait pas vu que l’idée fixe et l’idée-force, donc les siennes, étaient plus têtues encore. Le mythe et l’idéologie détruisent et dévorent les faits.
Et pourtant, ce sont des idées qui nous permettent de concevoir les carences et les dangers de l’idée. D’où ce paradoxe incontournable : nous devons mener une lutte cruciale contre les idées, mais nous ne pouvons le faire qu’avec le secours des idées. Nous ne devons jamais oublier de maintenir nos idées dans leur rôle médiateur et nous devons les empêcher de s’identifier avec le réel. Nous ne devons reconnaître comme dignes de foi que les idées qui comportent l’idée que le réel résiste à l’idée. Telle est une tâche indispensable dans la lutte contre l’illusion.J'insiste ici sur le rôle médiateur de nos idées. Trop souvent les mouvements politiques fondent leurs projets et justifient leurs actions sur et par l'idéologie à l'origine de leur existence. Ceci leur impose de figer les idées quand tout autour d'eux évolue en permanence. On mesure aujourd'hui l'état des partis politiques français qui se sont créés sur des idéologies plus que sur des valeurs. La force d'un parti politique moderne est donc aussi d'être indépendant de toute idéologie, ce qui lui permet d'être ouvert à toutes les idéologies et donc, selon les nécessités du réel, de légitimement s'inspirer des unes comme des autres.
Pour lire ou relire tous les épisodes des Jeudis d'Edgar, c'est par ici.
Aurélien
1 commentaires:
Article de très bonne qualité, tout comme le blog.
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